La secrétaire générale de la CGT revient sur la séquence politique inédite traversée par le pays depuis les législatives et insiste sur la nécessité de changer de braquet contre l’extrême droite et d’exiger le progrès social. Une mobilisation est prévue le 1er octobre. Extraits de l’interview* publiée dans la Vie Ouvrière-Ensemble.
Un mois et demi après l’arrivée en tête du Nouveau Front populaire (NFP) aux législatives, le président de la République n’a toujours pas désigné de Premier ministre issu de cette formation*. Comment analyses-tu cette séquence ?
C’est très grave. Emmanuel Macron refuse de reconnaître qu’il a perdu les élections qu’il a lui-même convoquées. La CGT avait dénoncé l’organisation d’un scrutin dans un délai aussi court alors que l’extrême droite avait toutes les probabilités de gagner. C’est grâce à notre mobilisation que nous avons déjoué les pronostics, ouvert les mâchoires du piège dans lequel l’Élysée voulait nous enfermer, et barré la route de Matignon à Jordan Bardella. Dans toutes les démocraties du monde, il arrive qu’il y ait des résultats d’élections sans majorité absolue. C’est toujours la coalition arrivée en tête qui est chargée de trouver une majorité. C’est une logique institutionnelle qu’Emmanuel Macron ne veut pas respecter, car il ne veut pas partager le pouvoir. Son argument « Si je nomme Lucie Castets [candidate proposée par le NFP comme Première ministre, NDLR], elle va être censurée immédiatement » est faux. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il sait qu’elle a des chances de ne pas être censurée immédiatement et de pouvoir mettre en œuvre des mesures sociales. L’exécutif continue en outre de prendre des décisions sans avoir de légitimité démocratique, puisque c’est un gouvernement démissionnaire. Par exemple, il prépare le budget sur une base austéritaire violente. Le président a décrété la trêve olympique par une forme de volonté royale, mais il n’y a pas eu de trêve dans la casse sociale avec, cet été, des attaques fortes sur l’emploi, notamment dans l’industrie. Sur nos luttes, nous n’avons aucun interlocuteur, ce sont les pleins pouvoirs patronaux !
L’issue des législatives a connu un fort écho à l’étranger…
Nous avons reçu des messages de félicitations de syndicats du monde entier. Avoir repoussé l’extrême droite crée une dynamique, on espère qu’il en sera de même avec Trump ! Je suis d’ailleurs invitée à intervenir lors du congrès de nos camarades britanniques début septembre, car notre combat résonne avec les violences racistes organisées par l’extrême droite chez eux.
« L’extrême droite a failli arriver au pouvoir. Si on ne prend pas la mesure de cette alerte, la catastrophe se produira. »
En se disant maître des horloges, Emmanuel Macron joue-t-il le pourrissement ?
Il faut éviter deux écueils. Le premier, c’est le fatalisme, parce qu’on essaye de nous voler la victoire. Mesurons le chemin parcouru. Nous avons empêché le RN d’entrer à Matignon et sanctionné Emmanuel Macron, qui ne maîtrise plus rien et a perdu plus de 70 députés. Nous sommes dans une bien meilleure situation que s’il n’avait pas dissous l’Assemblée nationale. Des projets de loi très négatifs étaient prévus cet automne et sont désormais enterrés : la casse du statut des fonctionnaires ; la réforme du Code du travail, de l’assurance chômage ; de l’audiovisuel public… Il nous faut valoriser ces victoires ! Il faut analyser les nouveaux leviers, tout en étant bien conscients que le NFP n’a pas de majorité absolue. Le pouvoir se déplace à l’Assemblée nationale, ça ouvre le jeu. Nous travaillons à une rentrée offensive sur l’abrogation de la réforme des retraites, les salaires, les services publics, la réindustrialisation, l’égalité entre les sexes, etc.
Et l’autre écueil ?
Le déni, faire comme s’il ne s’était rien passé. L’extrême droite a failli arriver au pouvoir. Si on ne prend pas la mesure de cette alerte, la catastrophe se produira. Il faut changer de braquet en la matière. C’est pourquoi le CCN (comité confédéral national), le parlement de la CGT, s’est réuni le 27 août sur ce sujet avec des chercheurs pour réfléchir à la question. L’intersyndicale a décidé de lancer une campagne contre le racisme et l’antisémitisme sur les lieux de travail. Il faut interpeller les employeurs sur leur responsabilité. Il n’est pas possible de lutter contre le racisme sans lutter contre l’antisémitisme, mais on ne peut pas lutter contre l’antisémitisme sans lutter contre le racisme et l’islamophobie. L’extrême droite, elle, fait comme si elle pouvait lutter contre l’antisémitisme tout en ayant des orientations racistes.
L’appel au vote pour le programme du NFP est-il une rupture historique pour la CGT ?
Non. La CGT a été très forte dans cette période parce qu’elle a été très unie. Toutes les décisions prises l’ont été à l’unanimité, ou quasiment, parce que cela s’inscrivait dans la continuité de notre travail, de notre intransigeance vis-à-vis de l’extrême droite. Dire non ne suffit plus. On ne peut pas battre l’extrême droite en disant « Il ne faut pas voter pour elle » s’il n’y a pas d’alternative progressiste. C’est pour ça que, juste après la dissolution, nous avons sorti un communiqué de presse : « Contre l’extrême droite, Front populaire ! » On ne savait pas qu’on serait entendus, qu’on réussirait à gagner une union de la gauche, que ce terme « Front populaire » serait repris, en référence à notre histoire !
La CGT a-t-elle été consultée sur l’élaboration du programme du NFP ?
Nous avons envoyé nos propositions, beaucoup d’entre elles ont été reprises, sur les retraites, les salaires… D’autres manquent, comme le retour aux tarifs régulés de l’énergie ou la suppression des ordonnances travail, par exemple. Ce programme, certes imparfait, marque une rupture qui permet de changer la vie des travailleurs et travailleuses.
Quels liens la CGT entretient-elle aujourd’hui avec le NFP ?
Nous avons des échanges réguliers. Mais la CGT discute aussi avec les autres partis. J’ai adressé un courrier à tous les parlementaires, à l’exception de l’extrême droite, pour leur dire qu’ils avaient été élus grâce aussi à la mobilisation républicaine, et que ça leur imposait des responsabilités.
Tu as évoqué l’intersyndicale sur les questions d’extrême droite. Et sur les autres sujets ?
Nous continuons à nous voir régulièrement et à mettre en place des initiatives unitaires avec des périmètres variables. Cela fonctionne, car nous avons la maturité de respecter nos différences d’identité et d’histoire auxquelles nous n’allons certainement pas renoncer. Nous n’avons pas réussi à nous exprimer tous ensemble sur l’extrême droite : seules la CGT, la CFDT, l’Unsa, la FSU et Solidaires ont appelé à manifester et à voter contre l’extrême droite. Néanmoins nous sommes parvenus, au lendemain des élections législatives, à ce que la quasi-totalité des organisations syndicales s’expriment ensemble pour insister sur la nécessité d’entendre les exigences sociales, à commencer par l’abrogation de la réforme des retraites et l’augmentation des salaires. Je crois que c’est la première fois dans l’histoire sociale qu’une intersyndicale tient aussi longtemps ! La CGT construira une mobilisation à la rentrée avec toutes celles et ceux qui le souhaitent le 1 er octobre, comme vient de le décider notre CCN. Je ne suis pas sûre tous les syndicats y soient, mais ce n’est pas un drame.
Tu as été élue secrétaire générale en mai 2023, au terme d’un congrès houleux. Les choses se sont-elles apaisées au sein de l’organisation ?
Je suis très contente de constater que la dynamique de rassemblement qui a permis l’issue positive du congrès s’est considérablement élargie et installée dans la durée. Je n’étais pas inquiète, mais des observateurs extérieurs qui ne connaissaient pas bien la CGT, ou d’autres dans la CGT, pouvaient se dire : « C’est un rideau de fumée, ça va repartir comme avant. » Cela n’a pas été le cas. Dans la situation très compliquée où nous a mis Emmanuel Macron, que la CGT ait réussi à avoir des positions aussi fortes est pour moi la plus belle des victoires. Cela montre une confiance retrouvée. On se parle franchement, on est capables de prendre notre part de risque, car on se fait confiance collectivement.
Quels sont les autres défis à relever ?
Il faut un travail en profondeur et dans la durée pour ouvrir les grands chantiers de la CGT. Ceux relatifs à l’organisation sont prioritaires. Il nous faut d’abord renforcer le lien avec nos syndicats. C’est pour cela que, l’an dernier, nous avons lancé un plan pour faire en sorte que chaque syndicat tienne son congrès : c’est un principe démocratique. Le but est d’impliquer les nouveaux syndiqués, de renforcer le lien avec les fédérations, les unions départementales. Il faut aussi que la confédération, les UD, les fédérations entendent les besoins très concrets des syndicats qui sont dans des situations de plus en plus compliquées face aux employeurs, avec une pression très forte. Autre chantier : garder nos nouveaux syndiqués et en gagner d’autres. On a eu, après la réforme des retraites, au moins 70 000 adhésions et, dans la dynamique d’entre-deux-tours, 3 000 à 4 000 de plus. La CGT est donc très attractive, mais il faut organiser ces nouveaux adhérents, traiter la question des isolés, qui n’ont pas de syndicat dans leur entreprise. Enfin, il faut répondre aux transformations du salariat, à sa précarisation, et permettre aussi aux cadres et professions intermédiaires de porter leurs revendications spécifiques.