Syndicalistes italiens, allemands et français réunis à Paris ont témoigné de leur volonté de faire front commun contre les partis nationalistes qui, loin de défendre les solidarités et la justice sociale, plébiscitent la violence néolibérale.
Les idées d’extrême droite pèsent déjà sur l’Europe sociale. Mardi 16 avril à la bourse du Travail de Paris, à l’initiative de la fondation Friedrich-Ebert et de la Confédération européenne des syndicats (Ces), plusieurs syndicats français – la Cgt, la Cfdt, l’Unsa ont échangé avec le Dgb allemand et la Cgil italienne pour témoigner des expériences et des réalités auxquelles chacun se confronte face à la montée de l’extrême droite.
En Allemagne, l’Afd est créditée de 15 à 20 % des intentions de vote. L’Italie, elle, subit l’extrême droite au pouvoir depuis de nombreuses années, à travers différents avatars et jeux d’alliances. Et depuis 2022, Georgia Meloni occupe le poste de présidente du Conseil – l’équivalent de Première ministre. Son parti, Fratelli d’Italia, est devenu le premier de la péninsule avec 44 % des voix. En France, en vingt-deux ans, trois élections présidentielles ont vu le Fn/Rn arriver en 2e position, avec des scores à chaque fois plus élevés. Près de 90 députés Rn siègent à l’Assemblée nationale depuis 2022, sans jamais se distinguer par la défense des droits sociaux, et les sondages pour les européennes placent le Rn loin devant les autres formations, avec 30 à 33 % des intentions de vote.
Expériences de crises en continu
Introduite par Isabelle Schömann, secrétaire générale adjointe de la Ces, la journée a permis de partager des constats sur ce qui mène aujourd’hui l’extrême droite aux portes du pouvoir, voire à la direction de trop nombreux pays. À quelques semaines des élections au Parlement européen, aborder la question à l’échelon continental permet de lister les actions menées par les syndicats, et de souligner les victoires obtenues sur les revendications sociales – des résultats déterminants pour barrer la route aux forces fascistes.
Yasmin Fahimi, présidente de la Confédération allemande des syndicats (Dgb), rappelle ainsi la réalité d’un monde du travail en mutation lourde depuis au moins trois décennies. Entre expériences de crises en continu, modification des grandes structures de l’économie, ringardisation de l’industrie dont les ouvriers étaient « les héros », la grande majorité des salarié·es voit s’éloigner la perspective d’un travail « émancipateur » et moteur d’épanouissement personnel.
Reflux des services publics dans les territoires
Creusant le sillon, Maurizio Landini, secrétaire général de la Cgil, souligne le rôle de la précarisation galopante, sur la même période, dans l’essor de l’extrême droite en Europe. Une extrême droite qui se nourrit de ces réalités, avec le décrochage des salaires et le reflux des services publics dans les territoires. M. Landini cite notamment la crise du système de santé. Un sujet que reprend Marylise Léon, secrétaire générale de la Cfdt, pour qui « l’affaiblissement des services publics fait partie du cocktail qui dope l’extrême droite », avec l’abandon des salariés impactés par les bouleversements sur leur lieu de travail et dans la société.
Les politiques d’austérité sont ainsi unanimement évoquées par les participants. Des mesures de rigueur prétendument « indispensables » à l’économie pèsent bien davantage sur le monde du travail que sur le capital. Elles aboutissent à une précarité et une insécurité qui éloignent de la politique, et à des discours qui contribuent à fracturer le collectif, en désignant certains à la vindicte au prétexte d’en protéger d’autres.
Ni anathèmes ni discours moralisateurs
« Dénoncer l’imposture sociale » de l’extrême droite est, pour chacun des intervenants, le premier niveau de l’action, mais sans sombrer ni dans les anathèmes ni dans les discours moralisateurs. C’est un point sur lequel insiste la présidente du Dgb : « Matraquer que ce sont des racistes et des fascistes n’est pas suffisant, il faut dénoncer les incohérences de leur programme politique. »
« Il faut faire preuve de pédagogie pour expliciter ce qui se cache derrière les postures opine Sophie Binet, secrétaire générale de la Cgt, montrer la réalité des positions de l’extrême droite, en examinant les textes que votent les formations nationalistes dans chacun des pays et au Parlement européen. On verra qu’elles agissent souvent dans un sens contraire aux intérêts des travailleuses et des travailleurs ». La CGT diffuse en ce sens un argumentaire contre l’extrême droite, à l’occasion des élections européennes, disponible sur son site, qui au-delà des discours populiste, dévoile ses positions réelles.
Les syndicats assument leur rôle de contre-pouvoir
Marylise Léon prend soin de rappeler les avancées obtenues récemment au Parlement européen, malgré les obstacles posés par l’extrême droite, qu’il s’agisse de la protection de l’environnement et des droits humains dans les chaînes de production, des droits sociaux des travailleurs des plateformes et, plus largement, de toutes les avancées sur les droits des femmes. Autant de dossiers qui préfigurent ce que ferait l’extrême droite une fois parvenue au pouvoir.
En s’organisant face à elle, les syndicats assument leur rôle de contre-pouvoir. Le représentant de la Cgil présente par ailleurs les « fausses concertations » qu’organise Giorgia Meloni, faute d’une loi italienne sur la représentativité. Son gouvernement ordonne par décrets depuis que le parlement semble avoir renoncé à légiférer.
Le capital est trop heureux de voir présenter de fausses solutions
Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’Unsa, précise d’emblée que la « charte des valeurs » de son syndicat « rend incompatible un engagement syndical à l’Unsa avec un engagement dans un parti extrême tel que le Rassemblement national ». Et de citer Louis Aliot, vice-président du Rn, qui en 2022, à l’antenne de Bfm-Tv, qualifiait les syndicats de « croque-morts du monde du travail » qui « ne servent à rien » : « Face à l’extrême droite, on ne peut pas avoir de défaillance, pas le moindre doute, assène-t-il, parce que eux n’en ont aucun. »
Forte d’un réseau européen coordonné et structuré, l’extrême droite avance dans les urnes parce qu’elle avance dans les têtes. Elle a en horreur les syndicats, les seuls en capacité d’« organiser les travailleurs et de combattre le moins-disant social », à pouvoir combattre le capitalisme en Europe et au-delà. Le capital est trop heureux de voir l’extrême droite présenter de fausses solutions sous le sceau d’un « bon sens » frelaté, qui évite soigneusement de parler d’une autre répartition des richesses et étale son climato-scepticisme pour entraver la planification et les investissements écologiques. Alliés capitalistes, Vincent Bolloré est évoqué comme emblématique, avec sa stratégie de construction d’un empire médiatique pour remporter la « bataille culturelle », tout comme les groupes de La City, au Royaume-Uni, qui se sont alliés aux partis réactionnaires et conservateurs pour faire advenir le Brexit.
Pour une Europe sociale
Pour la Cgt, l’orientation donnée actuellement à la construction européenne contribue à nourrir l’extrême droite et le repli nationaliste. L’Europe pourrait pourtant devenir un outil privilégié pour obtenir des avancées bénéfiques à tous les travailleurs sur le continent. Sophie Binet évoque les mobilisations de la Ces pour obtenir des barrières douanières à l’entrée de l’Ue afin d’éviter le dumping social ou écologique, tout en continuant à appuyer l’aide au développement pour faire « monter » les standards sociaux et environnementaux. Elle cite également la directive sur le salaire minimum européen obtenue en 2022, qui donne un point d’appui à des millions de salariés européens, dans vingt pays, pour négocier des hausses de salaire… Des textes sociaux sur lesquels le RN n’a pas brillé par son soutien : il les a tous rejetés lors des votes au parlement européen.
Gagner des réglementations est insuffisant pour réorienter radicalement la construction européenne, comme le souhaiterait la Cgt. Mais, malgré les difficultés, ces avancées ont le mérite de démontrer que « l’action collective peut payer » insiste Sophie Binet et contribuer à enrayer le défaitisme qui nourrit l’extrême droite. Après de petits pas en avant, il faut donner des perspectives de long terme. Cette façon de faire, courante et quotidienne pour le syndicalisme, peut aussi s’avérer pertinente contre l’extrême droite : il faut « voir global depuis des batailles locales », pour reprendre les mots de la secrétaire générale de la Cgt.
« Quand les luttes sociales sont fortes, l’extrême droite est faible »
L’extrême droite continue de se présenter comme une alternative pour les travailleurs et les travailleuses. Elle prospère, selon Sophie Binet, sur les « cendres des politiques néolibérales » et sur le renoncement de la majorité des forces politiques à affronter la loi du marché. Prenant appui sur le récent mouvement contre la réforme des retraites, lors duquel le Rassemblement national s’est fait particulièrement discret, la dirigeante de la Cgt le rappelle : « Quand les luttes sociales sont fortes, l’extrême droite est faible. » C’est donc par un appel aux travailleurs et aux forces syndicales qu’elle clôt son propos, afin de préparer une grande mobilisation sociale face aux reculs préparés par le gouvernement.